Charlotte est une jeune femme au sourire communicatif et au regard profond. Bien qu’elle dégage beaucoup de douceur, je sens qu’elle n’est pas du genre à se laisser déstabiliser. Enseignante passionnée, elle nous livre sans tabou son histoire et son expérience, à la fois personnelle et professionnelle, autour de la question du harcèlement et plus largement des violences vécues en milieu scolaire.

Après nous avoir partagé son expérience en tant qu’élève, puis en tant qu’enseignante, Charlotte a tenu à nous parler de sa classe actuelle, avec laquelle elle a rencontré d’importantes difficultés en début d’année. Mais elle a surtout émis le souhait que je puisse rencontrer ses élèves et les entendre. Immersion…

Cette année, Charlotte a commencé un nouveau cycle de trois ans avec des élèves de 9VG. La plupart sont en niveau 1 en français, allemand et mathématiques, et ils sont plusieurs à avoir déjà redoublé une année au cours de leur scolarité.  Avant même de les rencontrer, on la prévient que ça ne sera pas simple. Sur seize élèves, quatorze rencontrent des difficultés que ce soit au niveau scolaire et/ou familial. Si au début cela se passe relativement bien, Charlotte déchante rapidement. La gestion de classe est vraiment difficile, personne ne respecte personne, les enseignants se plaignent, l’ambiance en classe est exécrable. Le sommet est atteint lors de la course d’école. Plus aucune limite ne les arrête « Je ne pensais pas vivre un jour comme ça de ma vie, j’ai rarement été aussi mal. C’était affreux. Ils n’ont suivi aucune règle, plus aucun respect pour l’adulte… Il y avait une doyenne avec nous, ils n’en avaient rien à fiche. L’horreur intégrale. » Après cette journée, elle décide de leur parler. La situation ne peut pas durer comme ça. Elle joue carte sur table en leur faisant part de ses émotions (colère, tristesse, dégoût même). « C’est quand j’ai parlé de mes émotions, qu’ils ont commencé à verbaliser comment eux se sentaient. Beaucoup avaient peur de venir à l’école. Ils ont évoqué les moqueries. J’étais tellement focalisée sur les comportements envers l’adulte – parce que c’était ça que je devais gérer à ce moment-là –, que je n’avais pas vu tout ce qui se jouait en classe. Bien sûr, on sent bien qu’il y a un souci entre les élèves. Des regards, des gestuelles, des rires étouffés. On les arrête, mais on ne se rend pas toujours compte de l’ampleur que ça peut prendre. » Après ces révélations, leur enseignante décide dans un premier temps de les entendre par groupe, filles et garçons séparés, avec deux prérequis : ils parlent en « je » et ne nomment personne. Elle se rend compte de l’importance du malaise et surtout de sa généralité au sein de la classe. Qu’il s’agisse de victimes ou de meneurs, pour eux l’école est un lieu insécure. Ils craignent les moqueries des camarades, mais aussi les enseignants, les mauvaises notes et surtout la perspective de l’échec. À partir de là, elle choisit de faire appel à leur honnêteté et à leur sensibilité « Si on continue comme ça, on ne va pas y arriver, on va tous être perdants. Il faut que l’on fasse quelque chose pour qu’on s’entende, on n’a pas le choix. Maintenant on est une équipe, on est tous ensemble. » Quand elle leur demande s’ils veulent que ça change, tous sont partants. Le travail de reconstruction peut alors commencer.

Elle fait avec les outils qu’elle a et surtout son ressenti. En tant que maîtresse principale, elle a deux périodes dévolues à la gestion de classe. Elle les consacre désormais à des moments d’échanges et implique ses élèves dans le processus. Ensemble, ils élaborent une charte du vivre ensemble, et créent, à leur demande, un tableau des émotions. « J’ai compris qu’il fallait reprendre les bases. Au début, j’ai trouvé ça un peu ridicule, ce n’est pas quelque chose qu’on fait au secondaire, mais ils étaient demandeurs. Alors j’ai mis en place un système de pincettes avec leur prénom. Chaque jour, ils placent leur pincette sur la joie et peuvent ensuite la déplacer sur une autre émotion au cours de la journée. Quand j’arrive en classe, si je vois qu’une pincette a été déplacée, je leur demande comment ils vont et de quoi ils ont besoin. Souvent, d’avoir pu nommer leur émotion suffit, ils peuvent passer à autre chose. Ça leur permet aussi de prendre conscience quand ils ont été trop loin avec les autres. » Elle travaille également la cohésion de groupe en les incitant à s’entre-aider. Ainsi, ils ont chacun dû nommer une de leur qualité et un défaut, dans le but de voir comment ils peuvent s’en servir. Par exemple un calme pourra aider un camarade plus colérique. Elle affiche en classe un « Chemin parcouru », fiche qu’elle a retrouvée dans ses cours de la HEP (haute école pédagogique) et sur laquelle il y a différentes zones avec des objectifs à atteindre durant l’année. Quand un palier est atteint, ils passent au suivant et à la clé ils ont une promesse de récompense, « probablement une sortie, nous confie-t-elle ». Elle termine la semaine avec eux, c’est l’occasion de faire le bilan « Parfois beaucoup de choses sortent, parfois c’est réglé en cinq minutes, mais ainsi on pose les choses. Je fais du team building ! (rire) » Régulièrement elle leur demande « On est quoi ? » et ils répondent en cœur « Une équipe ! ». Tout n’est pas rentré dans l’ordre, cependant. Parfois les mauvais comportements reviennent. « On va au jour le jour. C’est de l’improvisation totale, avec les problématiques du moment. Surtout je n’attends pas d’eux qu’ils soient parfaits… ils le savent. » Quand elle leur parle de l’interview et leur demande s’ils seraient d’accord que je vienne les voir, tous acceptent. Pourquoi ?  « Ils m’ont dit que s’ils pouvaient aider, ne serait-ce qu’une personne, élève ou professeur, ils seraient contents. »

Le jour de la rencontre, j’ai face à moi une classe calme et polie. Après m’avoir saluée, ils prennent place en silence et la discussion commence avec cet échange entre l’enseignante et ses élèves :

« Chacun est libre de dire ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Est-ce qu’on peut ressentir une chose fausse ?

– Non.

– Est-ce qu’on a le droit de rire face à ce que quelqu’un ressent ?

– Non.

– Qu’est-ce qu’on doit faire si quelqu’un dit qu’il est triste, ou qu’il a été blessé, qu’il est en colère, qu’il se sent seul ? Qu’est-ce qu’on DOIT faire ? Comment on doit intervenir ?

– L’aider un peu.

– Exactement, on va lui montrer qu’on est là, qu’il n’est pas seul.

Est-ce que vous êtes d’accord qu’on garde le même cadre d’écoute pour cet après-midi ? Est-ce que tout le monde s’engage à le respecter ?

– Oui.

– Magnifique ! »

Je leur demande ensuite s’ils ont déjà vécu des situations difficiles à l’école. Timidement, ils me font part de leur vécu.

« Quand j’étais petit en 5e, j’étais vraiment petit et on se moquait beaucoup de moi. Jusqu’en fin de 6e. J’ai essayé d’en parler à la prof, mais elle ignorait. Elle a dit que ça allait passer. Mais ça a duré deux ans. J’ai ressenti beaucoup d’injustice. »

« J’ai aussi subi des critiques et des moqueries. On me donnait des surnoms. J’ai gardé pour moi. Maintenant j’en parlerais. Avec une prof ou mes parents peut-être. »

« Quand j’étais petit j’étais hyper timide. On ne m’a pas vraiment critiqué, mais y avait pas beaucoup de personne qui me parlaient. J’ai été seul pendant deux-trois ans. »

À mon étonnement, ils ne parlent pas de l’année en cours et des relations entre eux, mais admettent que le début a été difficile, et reviennent sur la sortie qui a été l’élément déclencheur du travail mis en place par leur enseignante.

« J’étais dégoutée, parce que je me suis dit qu’après ça, elle voudrait plus faire de sortie avec nous. »

« Moi j’étais triste, parce qu’elle a voulu nous faire plaisir et nous on s’est mal comportés. »

« Je me suis sentie coupable. »

« Elle a bien fait de nous dire ce qu’elle ressentait. On pouvait mieux comprendre. »

Avec fierté, ils m’expliquent ensuite les différentes actions qu’ils ont élaborées : le tableau des émotions, la charte du vivre ensemble et le chemin parcouru.

« On a réfléchi tous ensemble à des méthodes pour s’aider et après on les a écrites. Ça nous permet de nous mettre à la place de l’autre, de faire un pas vers l’autre. Par exemple si quelqu’un est en colère on peut aller vers lui. Si quelqu’un est tout seul, pas besoin d’aller lui parler, juste lui demander s’il va bien. »

« Au début d’année, on se moquait des autres. Mais quand on se moque c’est pas bien aussi pour soi-même, on se sent pas bien et on a peur que les autres nous fassent la même chose. »

Durant les quarante-cinq minutes qu’aura duré ma présence, ils se sont montrés quelque peu intimidés, il a fallu parfois les faire sortir de leur retranchement, mais une chose est certaine : tous sont fiers du chemin parcouru !