Charlotte est une jeune femme au sourire communicatif et au regard profond. Bien qu’elle dégage beaucoup de douceur, je sens qu’elle n’est pas du genre à se laisser déstabiliser. Enseignante passionnée, elle nous livre sans tabou son histoire et son expérience, à la fois personnelle et professionnelle, autour de la question du harcèlement et plus largement des violences vécues en milieu scolaire.

Après nous avoir partagé son expérience en tant qu’élève, c’est avec sa casquette de professeure, que Charlotte répond à nos questions. Elle enseigne depuis huit ans le français et l’histoire principalement à des élèves VG de la 9e à la 11e année. Cette année, elle entame sa 4ème année en tant que maîtresse de classe.

 

Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire ce métier, en particulier pour cette tranche d’âge ?

J’ai toujours eu envie de travailler avec les jeunes. J’ai eu des enseignants qui m’ont vraiment marquée, certains en très bien, d’autres en très mal. Très jeune, j’ai réalisé qu’être prof, c’était un métier de pouvoir. Ce n’est pas quelque chose qui m’attire en soi, personnellement je n’ai pas besoin de me sentir au-dessus. Mais j’ai compris que bien utilisé, cette force pouvait servir de chemin pour guider les enfants et les aider, et qu’au contraire, on pouvait en abuser et dans ce cas, ce pouvoir pouvait devenir terriblement nocif. À partir de là, et parce que des profs ont eu un réel impact sur ma vie, aussi bien positivement que négativement, je me suis dit : « Je veux être cette personne-là. Je veux pouvoir accompagner un individu et changer sa vie. » Depuis que j’enseigne, tous les jours en me levant, j’ai l’impression qu’à mon échelle, je change le monde. J’ai le sentiment d’avoir un réel impact.

Je suis également très curieuse. J’adore apprendre. Et si je pense que j’apporte un certain nombre de connaissances aux élèves, eux m’apprennent aussi beaucoup. On est des êtres humains. J’ai des connaissances qu’ils n’ont pas, mais eux ont des savoirs que je n’ai pas. C’est cet échange qui me plait énormément et que j’essaie de favoriser durant mes cours. Mais je ne fais pas ce travail juste pour délivrer mon savoir. L’affect tient une place importante dans ma pratique. S’il n’y a pas un minimum d’affect, une confiance qui va dans les deux sens, je pense qu’ils ne peuvent rien apprendre. C’est pour cette raison que j’aime particulièrement enseigner à des jeunes qui rencontrent certaines difficultés, aussi bien scolaires que personnelles. C’est aussi pour cette raison que j’aime la maîtrise de classe, qui offre selon moins un champ d’action plus large. C’est cette construction commune que j’aime dans mon métier, cet échange, et cette combinaison entre action et transmission du savoir : j’adore quand mes élèves comprennent un truc, que la lumière se fait et que la pièce tombe !

 

Quels sont les aspects que tu soignes particulièrement dans ta pratique, qu’est-ce qui est important pour toi en tant qu’enseignante ?

La confiance. C’est-à-dire la confiance entre eux et moi, mais également la confiance qu’ils ont en eux-mêmes, en leurs compétences. Pour moi, c’est la seule base impérative pour qu’une personne puisse s’épanouir dans la vie. L’école m’a causé beaucoup de mal, j’y ai perdu toute ma confiance, au point de reculer dans mon chemin de vie. Moi j’aimerais pouvoir permettre aux jeunes d’avancer, de grandir et de prendre conscience de leurs forces, et de leurs faiblesses pour pouvoir travailler dessus. Quel que soit leur niveau, je fais lire mes élèves, je les fais écrire, on crée des projets, des exposés, des recherches, des sorties. Pendant les pauses, je prends du temps pour discuter avec eux d’un manga qu’ils ont aimé, ou d’une série. J’essaie de les écouter et de les valoriser. Je leur montre que je les respecte et que je crois en eux. Et ça, ça fait une énorme différence. Généralement, les élèves qui rencontrent des difficultés sur le plan scolaire, ont également des problèmes sur le plan familial. Souvent, ce sont des gamins brisés. Pour espérer qu’ils puissent apprendre, il faut d’abord reconstruire leur confiance. Le fait d’avoir étudié la psychologie me donne peut-être un autre regard. Au-delà des objectifs d’apprentissages ordinaires qu’on trouve dans le PER (plan d’étude roman), j’apporte donc une attention toute particulière à ce que l’on nomme les « capacités transversales » : collaboration, communication, stratégie d’apprentissage, pensée créatrice et démarche réflexive.[1]

Pour toi, que représente le harcèlement scolaire ?

Enfant, de la 7e à la 9e (9e-11e actuelles), j’ai été victime de harcèlement de la part de mes pairs, mais aussi d’une enseignante. Donc déjà pour moi il existe deux types de harcèlement scolaire : celui entre élèves et celui entre professeurs et élèves dont on parle peu. De plus, on ne se rend pas compte des conséquences que peuvent avoir des actes qui peuvent paraître, de prime abord, insignifiants. Quand on parle de harcèlement, on pense directement à un jeune qu’on enferme dans un casier ou qu’on va tabasser, alors que dans la majorité des cas, le harcèlement c’est pernicieux, ça peut être de toutes petites choses. En tant qu’adulte, on ne le perçoit souvent même pas, ou on se dit que ce n’est rien, que ce sont des bêtises d’enfants, alors qu’en réalité il y a une victime en souffrance. Aucun enfant ne devrait avoir mal au ventre en allant à l’école. L’école est un droit fondamental. Les adultes ont un énorme rôle à jouer. On se doit d’être attentifs, de ne pas se coller à une définition précise. Si un enfant vit mal une situation, quelle qu’elle soit, on doit être là pour l’écouter et le protéger. Ce n’est pas notre rôle de juger de la légitimité de son mal-être. Chacun a son ressenti et ce qui peut paraître dérisoire pour l’un, peut être réellement problématique pour l’autre. Et pour moi, un enfant, un jeune, qui réussit à dire « là j’ai mal » ou « là j’ai peur », c’est déjà un exploit, car c’est se mettre dans une position de faiblesse par rapport à la personne à qui on demande de l’aide ou par rapport à celles qu’on dénonce.

 

Est-ce que c’est une situation à laquelle tu es souvent confrontée dans ta pratique ?

Oui, trop souvent. Encore une fois, je ne considère pas la définition exacte du harcèlement, car je pense que dès que quelqu’un est en souffrance, plusieurs fois, à cause de quelqu’un d’autre, c’est du harcèlement. Et ça on le voit trop souvent, que ce soit en classe ou à la récréation.

 

Est-ce que, ces dernières années, tu as constaté une évolution dans les problématiques liées à l’insécurité et au harcèlement en milieu scolaire ?

Je ne pense pas qu’il y ait une augmentation des cas de harcèlement scolaire. Je ne connais pas les chiffres, mais à mon avis, on a cette impression parce qu’on en parle plus. Par contre, il y a une nouvelle dimension très importante dans l’évolution de la problématique. Avant il y avait le harcèlement physique et psychologique, aujourd’hui il y a en plus le cyberharcèlement et ça c’est quelque chose qu’on ne voit pas, si le jeune n’en parle pas. Pour moi c’est le nouveau fléau…

 

Peux-tu nous expliquer qu’elle est-la place du téléphone portable et des réseaux sociaux dans les situations de harcèlement ?

Avec les téléphones portables et les réseaux sociaux, le harcèlement prend une nouvelle dimension : le jeune est poursuivi en dehors de l’école jusque dans sa sphère privée et il y a l’aspect viral qui est vraiment problématique. Il ne s’agit plus seulement de la classe, ni du préau, parfois des élèves d’autres établissements, voire plus, sont impliqués.

Mais pour moi ce n’est pas seulement le cyberharcèlement qui est en augmentation. Je pense que le harcèlement tout court risque de prendre de l’ampleur ces prochaines années.  En effet, les jeunes enfants ne sont pas ou mal accompagnés dans l’usage des écrans et du téléphone en particulier. Certains n’ont plus les codes du vivre ensemble, ni les bases de la communication avec les pairs. Je ne rejette pas les écrans, je suis fan des jeux vidéo, et je pense qu’ils peuvent nous apprendre beaucoup de choses. Mais ça demande un accompagnement, un investissement de la part des parents et des adultes en général. Malheureusement, beaucoup d’enfants et de jeunes sont livrés à eux-mêmes, ce qui engendre diverses conséquences sur leur comportement.  Dans ma classe, j’ai une jeune qui est addicte, c’est avéré. C’est une jeune qui harcèle et qui se fait harceler, parce qu’elle ne sait pas entrer en communication avec les gens. Le téléphone n’est pas seulement une problématique au niveau de la façon dont peut intervenir le harcèlement. Il peut également agir de façon néfaste en amont, sur le plan de la communication entre les jeunes. Dans le développement de notre cerveau, on a besoin d’être en contact avec les gens. Passer trop d’heures sur un écran peut donner une fausse idée de la vie. Car au fond, je pense qu’une des bases du harcèlement est la gestion des émotions. J’ai constaté que, souvent, les jeunes impliqués dans le harcèlement ne savent pas identifier leurs émotions, ni celles des autres personnes. Ils ne savent pas comment entrer en communication avec l’autre.

 

Comment gères-tu ces situations ? Comment agis-tu avec les victimes ? et les harceleurs ?

Je pars du principe que quand un jeune exprime une souffrance, il a toujours raison. Parce que c’est son vécu, à ce moment-là. Et en tant qu’adulte, on doit valider ce qu’il ressent. Pour moi c’est toujours la première chose à faire, c’est dire « j’entends et je te crois. » On ne doit jamais nier ce qu’un enfant ressent. Je pense que certains jeunes n’ont pas encore la force ou la capacité à un moment X de prendre les devants. Donc à mon avis c’est notre responsabilité en tant qu’adulte de prendre soin d’eux, de voir et d’agir.

Sinon j’essaie d’instaurer un dialogue entre eux, de les faire parler de leur vécu et de leur ressenti. Il n’est pas rare qu’un élève harceleur en ait été lui-même victime auparavant. Je m’inclue également dans les discussions, il m’arrive de parler de mon expérience personnelle, je leur explique que j’ai moi-même été victime. Les mettre « à la place de » peut être un levier, mais ça ne marche pas toujours, il faut le répéter. Mais ce qui en général pèse le plus chez les harceleurs, c’est quand je leur parle de la loi : « Là tu risques d’aller au tribunal et de te faire juger. Tes parents risquent d’avoir une amende, parce que ce que tu fais c’est grave. » Je leur montre que ce n’est pas juste mon avis ou celui de l’adulte, mais que c’est la loi, qu’en cas de plainte, ça peut aller plus loin qu’une simple sanction.

 

Quels sont les moyens mis en place pour aider les enseignants à faire face à ce genre de situation ?

Il y a des formations continues, sinon il s’agit surtout de formations quant à la gestion de classe. La plupart du temps, le harcèlement est abordé, mais pas traité de manière directe. À mon avis ça manque… Les établissements peuvent mettre des choses en place. Malheureusement, ce n’est pas toujours bien considéré par les enseignants qui voient ces formations comme des charges, des responsabilités supplémentaires. Tous ne sont pas volontaires. Je pense que les ateliers de sensibilisation ne devraient pas être animés par les enseignants, encore moins les maîtres de classe. Les enseignants devraient recevoir des outils pour gérer des situations délicates, pas pour faire de la prévention. On peut se sentir démuni par rapport à des réactions d’élèves. Les médiateurs·rices et infirmiers·ères scolaires font un gros travail. Aujourd’hui, il y a la MPP (méthode de préoccupation partagée), elle vient d’être instaurée dans mon établissement et porte ses fruits, mais on en parle encore relativement peu. On commence à prendre conscience qu’il faut agir… C’est un bon début…

 

Selon toi, la sensibilisation a-t-elle un rôle important pour faire face à cette problématique ? Les moyens mis en place sont-ils suffisants ? Si non que reste-il à faire ?

C’est une certitude. Cependant, elle ne devrait pas être faite qu’auprès des élèves, ou des enseignants, mais aussi auprès des parents, qui ont un rôle important à jouer. On devrait sensibiliser les adultes à prendre au sérieux les souffrances des enfants.

Je pense aussi qu’il y a tout un travail sur l’émotionnel qui devrait être fait à l’école, dès les premières classes et se poursuivre tout au long de la scolarité. Quand on entre dans l’adolescence, on a les hormones qui partent en vrac, on se construit en opposition avec tout ce que l’on connait, c’est déstabilisant. Et l’appartenance au groupe, est le summum à atteindre. Donc on devrait le travailler, je suis convaincue que ça devrait être mis en place, que ça pourrait aider. Un travail sur les émotions, sur le groupe, sur le harcèlement lui-même.

On pourrait enfin imaginer une espèce de parrainage entre les élèves, interclasses ou au sein de la classe. Des espèces d’« anges » qui devraient jeter un œil sur les autres… Investir les enfants dans cette problématique, pour qu’ils deviennent acteurs et pas seulement spectateurs.

 

Pourquoi as-tu accepté de témoigner ?

Élève, j’ai beaucoup souffert du harcèlement et on n’en parlait jamais. Aujourd’hui ça commence à venir, mais j’ai l’impression que pour beaucoup de mes collègues, dès qu’on aborde cette problématique, c’est souvent qu’on materne trop les élèves, qu’on en fait des victimes. Pour que le mot « harcèlement » soit posé, il faut vraiment que ça dure des mois, et que ce soit très grave. Alors que pour moi, le harcèlement c’est beaucoup plus fin que ça. À mon avis, il n’y a pas besoin que ça soit répété ou que ça prenne des proportions gigantesques pour qu’on en parle et qu’on se décide à agir. On devrait respecter l’émotivité de chacun. On doit croire, écouter, c’est notre rôle en tant qu’adultes. Les enfants n’ont pas à être seuls face à une souffrance. On se doit de les protéger.

Au début de cette année, je me suis sentie terriblement seule et désarmée face aux problématiques que je rencontrais avec ma classe. Je pense qu’on a encore beaucoup à faire pour que les profs, qui vivent ces situations, soient soutenus et outillés pour y faire face. Qu’une aide rapide se mette en place. Comme je l’ai déjà dit, souvent il faut que le problème dure, se répète, pour qu’il soit considéré, et une fois cette étape franchie, il faut encore attendre un certain temps pour que des actions soient effectives, car on est heurté à de la bureaucratie.

En résumé, j’aimerais qu’on parle d’avantage du harcèlement, qu’on écoute la souffrance des enfants, de tous les enfants, qu’on leur apporte du soutien. Ça ne sert à rien de blâmer les harceleurs. Je n’excuse en aucun cas leurs agissements, ils sont responsables de leurs actes. Mais souvent ça ne vient pas de nulle part, et si on arrive à prendre en compte cet aspect-là, je suis convaincue que ça peut donner quelque chose. Ces jeunes sont souvent en grande détresse, il faut savoir les écouter et pas juste les cataloguer. Ils ont besoin que les adultes soient là. Pour les entendre, mais aussi pour leur apporter un cadre.

 

Quels sont les conseils/actions que tu donnerais à des enseignants qui pourraient se sentir démunis ?

Crois. Si un enfant te dit quelque chose, crois-le. Rien que cela permet déjà de régler beaucoup de choses, j’en suis convaincue. Si on lui montre qu’on le croit, qu’il existe en tant qu’être humain à nos yeux, qu’on le respecte, qu’il a notre écoute, ça peut déjà donner une stabilité et une force différente, une impulse pour donner un nouveau souffle.

 

Aurais-tu quelque chose à dire aux élèves et plus particulièrement aux victimes ?

Je n’aurais pas envie de m’adresser à une catégorie d’élèves en particulier, car je trouve que c’est cataloguant. Or les jeunes souffrent déjà suffisamment des catalogages. Je parlerais donc aux enfants en général.

La question est difficile… comme je pense que beaucoup de problématiques viennent de l’absence de confiance en eux, je crois que j’aurais envie de leur dire : « Crois en toi. Tu es super, tu vas y arriver. » Parce que je pense que les harceleurs manquent souvent de confiance et deviennent bourreaux pour éviter d’y faire face, que les victimes manquent de façon visible de confiance et que cela créer une brèche dans laquelle il est facile de s’engouffrer, et qu’enfin les témoins ont peur d’intervenir… donc oui je dirais quelque chose comme ça. Et je leur dirais aussi « Réfléchis aux conséquences de tes actes et de tes paroles sur les autres, mais aussi sur toi-même. »

 

Pour terminer, aurais-tu quelque chose à dire à la petite Charlotte victime de harcèlement ?

(rire) Regarde tout ce que tu vas apprendre, sache que même les pires situations te feront grandir…

 

[1] https://www.plandetudes.ch/web/guest/capacites-transversales1