Charlotte est une jeune femme au sourire communicatif et au regard profond. Bien qu’elle dégage beaucoup de douceur, je sens qu’elle n’est pas du genre à se laisser déstabiliser. Enseignante passionnée, elle nous livre sans tabou son histoire et son expérience, à la fois personnelle et professionnelle, autour de la question du harcèlement et plus largement des violences vécues en milieu scolaire.
Parce que le sujet la touche particulièrement, que sa pratique et son histoire sont pour elle indissociables, et qu’il lui semble important d’ancrer son témoignage dans son vécu quotidien, Charlotte revient – dans cette première partie – sur son passé de victime. Suivra une seconde partie, où elle mettra sa casquette de professionnelle pour répondre à nos questions. Et pour finir, nous plongerons dans son quotidien et partirons à la rencontre de ses élèves pour recueillir leur point de vue.
« Je veux pouvoir accompagner un élève et changer sa vie. »
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Charlotte a toujours voulu travailler avec les jeunes. Peut-être est-ce lié au fait que sa maman soit éducatrice de la petite enfance et son papa enseignant ? Quoiqu’il en soit, elle commence à donner des cours d’appuis alors qu’elle n’a que treize ans et c’est à dix-huit ans qu’elle effectue son premier remplacement dans une classe de 11e (le plus âgé de ses élèves en a dix-sept !). Après un bref passage en médecine, elle obtient un Bachelor en Lettres, à cheval entre l’histoire et la psychologie. Elle entame son master, lorsqu’elle signe son premier contrat d’enseignement au secondaire I. Elle renonce à ses études universitaires et s’inscrit à la HEP. À même pas trente ans, cela fait donc huit ans qu’elle enseigne le français et l’histoire, principalement à des élèves de 9e à 11e VG.
« Au début, c’était relativement léger […] jusqu’au jour où on ne m’a plus parlé. »
Bien sûr avant de devenir enseignante, Charlotte a été élève, et si elle met le bien-être à l’école au centre de sa pratique et qu’elle a accepté de témoigner, c’est parce qu’elle-même a subi une longue période de harcèlement quand elle était enfant.
Tout commence, lorsqu’après un déménagement, elle arrive en cours d’année dans un nouvel établissement, où son père est maître principal d’une classe parallèle. Elle a dix ans, adore l’école, et a soif d’apprendre. Particulièrement douée, elle obtient toujours de bons résultats. Quelques semaines passent, quand un conflit éclate entre son père et l’une de ses étudiantes. « Pour se venger, elle a commencé à monter les autres contre moi. On me bousculait, on me traitait de salle intello. » Tant qu’il s’agit de moqueries et d’insultes, la jeune victime parvient à faire face. Mais un jour, elle manque l’école. Une journée suffit pour qu’à son retour on ne lui adresse plus la parole : « Personne, personne, personne ne me parlait ni ne me regardait. » Du jour au lendemain, elle n’existe plus, que ce soit auprès de ses agresseurs, des camarades de classes ou encore de ses amis, jusqu’à son amoureux. Durant plus d’une semaine, elle est complètement ignorée et rejetée. Jamais elle n’a su pourquoi, et puis ça a fini par passer. Cette même année, elle commence à bégayer – au point qu’elle n’arrive plus à lire à voix haute – et s’isole peu à peu.
« J’ai subi une maltraitance psychologique intensive »
C’est après son arrivée au secondaire I, que la situation se gâte. Sans surprise, elle est orientée VSB (actuelle VP), et choisit l’option de latin et un cours facultatif de grec. Première de classe, dans presque toutes les matières, on l’embête un peu pour ça. « Au début personne n’avait compris que mon père était prof dans le même établissement, mais un jour, la fille avec qui j’avais eu des soucis avant est venue parler à ceux de ma classe et c’était reparti pour trois ans. » À partir de là, le harcèlement se met en place. Que ce soient des filles ou des garçons, on l’ignore, on la repousse, on se moque d’elle, on la bouscule. Tout le temps. « Je n’ai pas été tapée, je n’ai pas été enfermée dans les toilettes, mais j’ai subi une maltraitance psychologique intensive quotidiennement. » En 11e année, elle parvient à créer quelques liens avec des filles, elles-aussi rejetées par les autres : « C’était cliché, il y avait la grosse, celle qui sentait mauvais, et moi l’intello. » Arrive le voyage d’étude. Durant le trajet en avion, Charlotte se retrouve isolée du groupe : « À l’atterrissage, elles ne me calculaient plus. J’ai eu mal au ventre tout le séjour. Toute ma scolarité en réalité. » L’un de ses pires souvenirs se passe durant le cours de géographie. Son professeur l’adule, elle n’obtient que des 6. Pensant certainement bien faire, un jour il affiche sa copie au transparent pour corriger un test… avec son nom ! Comme à chaque fois qu’un enseignant la met en avant, les bousculades et les moqueries fusent dès qu’il a le dos tourné.
La jeune Charlotte se referme de plus en plus dans les livres. À la maison, elle parle moins, elle a des maux de ventre en continu. Sa maman la soutient comme elle peut, se montre présente, essaie de la rassurer en lui disant qu’elle a le droit de réussir, et persiste à attiser son envie d’apprendre. Avec son papa c’est compliqué. Elle le déteste, dans sa tête d’adolescente, il est responsable de ce qui lui arrive. « Ma maman nous amenait, je laissais partir mon père en attendant dans la voiture et quand je le croisais je disais “Bonjour monsieur“. »Pendant les trois ans que dure son calvaire, elle ne lui parle quasiment pas. Indirectement, cela se répercute également sur son frère : « Pendant ce moment de ma vie j’ai pris beaucoup de place à la maison au détriment de mon petit frère aussi, qui a eu moins d’attention. »
« J’ai dû m’isoler pour tenter de diminuer ses réprimandes. »
Il y a un cours où Charlotte aurait pu se sentir en sécurité. En option latin, ils sont peu nombreux et pour une fois elle n’est pas la meilleure de la classe ! La jeune fille s’y sent à sa place, elle s’y fait quelques amis. Personne, ici, n’est méchant avec elle. Mais le répit est de courte durée. Son enseignante manifeste rapidement une certaine animosité à son égard. Au moindre bruit, elle accuse Charlotte. Tout devient prétexte pour incriminer l’adolescente. À douze ans, cette dernière décide courageusement de parler à sa professeure mais celle-ci nie, lui dit qu’elle se fait des idées. L’enseignante principale, puis la maman tentent une approche, mais toutes deux se font rembarrer. Charlotte refuse que son père intervienne auprès de sa collègue (d’ailleurs ils apprendront plus tard, que c’est un conflit entre pairs qui est à l’origine de cette « haine » à l’encontre de l’élève). En 10e année, Charlotte demande à être placée face au pupitre, seule à sa table pour ne plus donner de matière aux accusations « alors que c’était la seule classe où on me parlait ! »Mais c’est peine perdue. Les reproches perdurent. Aux injonctions, s’ajoute de la dévalorisation : « Elle m’a cassée, m’a dit que je n’arriverais jamais à rien, que je n’étais pas douée. »
Trois ans durant, Charlotte essuie les agressions de ses camarades en classe normale et la méchanceté de son enseignante en cours à option. Ce n’est qu’au gymnase, qu’elle peut enfin tourner la page. Elle est toujours première de classe, reçoit encore quelques railleries, mais elle sait désormais y faire face. Et surtout, elle y crée de vraies amitiés, qui durent aujourd’hui encore. Malgré les critiques de son ancienne enseignante, elle décide de poursuivre le latin. Une volonté de revanche : « Quand j’ai obtenu ma maturité, je suis retournée la voir pour la lui montrer. Elle ne m’a même pas regardée… Elle est partie. »
« Dix ans après, j’ai eu mal au ventre, avec la même intensité que lorsque j’étais enfant… »
Pour fêter les dix ans de l’obtention du certificat, Charlotte, devenue entre-temps enseignante, reçoit à sa grande surprise une invitation la conviant à un repas entre anciens camarades. Elle hésite, mais poussée par son compagnon, elle décide finalement de s’y rendre. Une façon pour elle de boucler la boucle. N’ayant rien à partager avec ses anciens bourreaux, au bout d’une heure trente, elle s’en va. La maltraitance qui lui a été infligée n’a pas été évoquée. Comme si rien de tout cela n’avait existé. Elle ne saura jamais pourquoi elle a tant subi, mais ne cherche plus vraiment à comprendre. « Avec du recul, je pense qu’ils ne le savaient même pas eux-mêmes. Tu suis parce que tu ne veux pas que ce soit toi… J’attirais les gens qui essayaient de me démolir pour se mettre au-dessus… Mais c’est drôle, dix ans après, avant de les revoir, j’ai eu mal au ventre, avec la même intensité que lorsque j’étais enfant… »
Malgré les épreuves vécues durant son adolescence, Charlotte a su se (re)construire et s’épanouir. Sa famille a été d’un grand soutien. Elle a également reçu différentes aides et a entamé un énorme travail personnel, qui lui a permis de devenir la jeune femme qu’elle est désormais. Heureusement, son petit frère, arrivé dans le collège après son départ, a eu une scolarité des plus banales « Il était cool, lui ! », dit-elle en rigolant. Quant à la relation avec son papa, les tensions se sont apaisées, elle a fini par comprendre qu’il n’y était pour rien. Ils se sont rapprochés. Enfin, ce n’est sûrement pas pour rien qu’elle a choisi de se consacrer aux adolescents et de se tourner vers l’enseignement, métier qu’elle adore malgré les difficultés qu’elle peut y rencontrer. Au-delà de la transmission du savoir, elle a un message à faire passer, une mission à accomplir : faire en sorte que ce qu’elle a vécu ne se reproduise pas dans ses classes. Car si elle se sent désormais bien dans ses baskets, à sa place, elle avoue garder en elle une certaine fragilité, en particulier face aux critiques qu’elle a encore du mal à gérer. « Quand on dit ou fait quelque chose de méchant à quelqu’un, c’est comme si on lui plantait une épine dans le cœur. Quand tu en reçois beaucoup, ou une très grosse, ça laisse une cicatrice. Donc tu peux avancer, faire en sorte que ça ne te pèse plus, guérir la plaie, tu restes marqué. Pour moi ça a duré tellement longtemps, et c’était tellement violent, que ça m’a marquée à vie. On doit se rendre compte que ce n’est pas seulement douloureux au moment où on le vit, et que ça passe en grandissant.. Oui ça passe, oui on grandit, mais la cicatrice, elle, reste. On doit vivre avec. »
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