Merci tout d’abord de nous avoir contactés, pour nous faire part de votre témoignage. Comment avez-vous entendu parler de l’association VIA et qu’est-ce qui vous a décidé à nous écrire pour témoigner ?

Je crois être tombé par hasard sur le nom de votre association, à la radio sans doute. Je n’imaginais pas qu’il existait une association comme la vôtre, pour lutter contre le harcèlement scolaire, et cela m’a intrigué. Je souhaitais vous contacter parce que mon histoire pourra peut-être servir à des personnes plus jeunes ; j’apporterais ainsi une petite pierre à la défense contre le harcèlement scolaire. Personne ne m’a défendu, et c’est pour cette raison que je prends la parole.

Où avez-vous fait votre scolarité, et quand était-ce ?

J’ai fait les six degrés secondaires au collège de Villamont, à Lausanne. Le harcèlement a commencé alors que j’avais 10-11 ans, et comme je suis retraité, cela remonte à plus de cinquante ans maintenant !  Je dirais qu’il a commencé en 1963 ou 1964 et a duré jusqu’en 1968.

Comment le harcèlement scolaire a-t-il commencé ? Était-ce un/ des élève(s) dont vous étiez particulièrement proches ?

Dès la première année d’école, j’ai souffert d’asthme. Cela a eu pour conséquence que je ne pouvais pas faire de sport normalement et, pendant un camp de ski où ma classe est partie, j’ai été placé dans une classe parallèle, avec des élèves que je ne connaissais pas. Pendant un cours de maths, j’étais assis à côté d’un élève et je n’écoutais pas ce que l’enseignant disait. Lorsque celui-ci l’a remarqué, il est venu à notre table en me demandant des explications. J’ai pris peur d’être puni, ou mal vu, car j’étais un très bon élève. J’ai donc déchargé toute la responsabilité sur mon voisin de table, qui n’avait rien fait du tout.

Je suis resté une semaine dans cette classe, et je pense que c’est cet élément qui a déclenché les premières remarques, de la part d’un garçon dans cette classe parallèle, justement. Suite à cet épisode, il a commencé à me traiter de « balance » ou de « vipère », avec trois-quatre autres élèves qui entouraient ce petit caïd.

Combien de temps ce harcèlement a-t-il duré et se manifestait-il de la même façon au fil des années ?

Le harcèlement a duré depuis mes 10-11 ans jusqu’à la fin du secondaire, donc un peu plus de cinq ans. Il n’y a jamais eu d’agression physique de leur part, mais je me souviens surtout des moqueries, des ricanements. Parfois, ils m’attendaient devant le collège pour m’insulter ou me glisser une vacherie. Heureusement, nous n’étions pas dans la même classe, mais j’avais cette angoisse constante de les croiser en-dehors. En plus, le leader du groupe prenait parfois le même chemin pour aller au collège que moi, donc cela arrivait que je le croise. J’avais la boule au ventre en allant à l’école. Je savais qu’il connaissait mon itinéraire.

Comment réagissaient les autres élèves et les professeurs ? En avez-vous parlé ?

Il n’y a jamais eu de réactions de la part d’autres élèves. Comme cela arrivait dans les couloirs, et hors de l’école, les professeurs n’ont peut-être rien vu, ou en tout cas ne sont jamais intervenus. De même pour le surveillant dans la cour de récréation.

Et vos parents ?

J’en ai parlé une seule fois à la maison, quelques mois après le début de ce harcèlement. Mon père n’a pas spécialement réagi, puisque c’était surtout ma mère qui s’occupait de l’éducation des enfants. Avec notre éducation protestante, le conseil qu’elle m’a donné a été de ne pas réagir, de « tendre l’autre joue ». J’ai adopté cette attitude de retrait pendant toutes ces années, avec une crainte permanente de ce qui pouvait m’arriver.

Est-ce que votre entourage ou vous-même parliez déjà de « harcèlement » à cette période ? Ou le terme et sa compréhension vous sont venus par la suite ?

On ne parlait pas de harcèlement, c’était une problématique qu’on ignorait totalement dans le cadre scolaire. De plus, c’était une époque particulièrement répressive et dure face aux enfants. Par exemple, je me souviens que le concierge de l’école se cachait derrière une grande colonne en pierre, pour intercepter les retardataires. Il y avait peu de compréhension envers ce que nous pouvions vivre ou subir en tant qu’enfants.

A quel point diriez-vous que ce harcèlement a impacté la suite de votre parcours scolaire/ de vie ?

J’ai toujours été excellent à l’école, le premier de classe. Mon seul point faible était le sport, à cause de mon asthme. Le harcèlement n’a jamais eu d’impact sur mon travail. En plus, je souhaitais aller au gymnase, et je savais que mes harceleurs n’avaient pas les notes pour y entrer. Ces bonnes notes m’ont permis de retrouver une réelle liberté. Je me souviens du premier jour au gymnase, sans peur ! Une véritable libération !

Toutefois, me remontent encore aujourd’hui une certaine tristesse et une amertume certaine lorsque je me souviens de cette période : n’avoir jamais reçu d’aide, n’avoir jamais été accompagné afin d’affronter le harceleur, ce sont des regrets qui redeviennent alors étonnamment présents.

Si une structure d’appui, notamment sous forme d’organisation de médiation, était disponible, je n’hésiterais pas à y recourir, même après un si long laps de temps.  

Avez-vous recroisé des personnes liées à ces événements ? (harceleurs, témoins, professeurs) Si oui, en avez-vous reparlé ?

J’ai revu le garçon du groupe qui était mon principal harceleur. C’était à un match de sport, il était dans les gradins. Je me souviens qu’en voyant son visage, j’ai tout de suite reconnu son expression, une sorte de rictus blagueur. C’est surtout ça qui m’a empêché d’aller lui parler : même si j’aurais voulu lui reparler de cette période et lui demander des explications, j’ai compris qu’il n’avait sans doute pas changé, et que dans l’histoire c’est moi qui allais être blessé ou passer pour un idiot, alors je n’ai pas bougé. Je me souviens aussi que je balançais entre ce désir de l’affronter enfin et ce même sentiment de peur au fond du ventre, même si nous étions tous les deux adultes et que je ne l’avais pas revu depuis plus de vingt ans !

Aimeriez-vous agir différemment si vous pouviez revenir à cette époque ?

Je crois que je serais directement tombé à bras raccourcis sur ce garçon, dès les premières remarques. Même si physiquement, je n’avais pas eu le dessus, je pense que cela aurait empêché cette histoire de prendre de telles proportions ; d’ailleurs, vers la fin du collège, j’ai été un jour en butte aux railleries d’un camarade de classe, au sortir de la gym, et cette fois-là, j’ai décidé de réagir immédiatement : nous nous sommes battus comme des chiffonniers et plus jamais cet élève n’a recommencé. 

En outre, j’aurais sans doute essayé de prendre contact avec mon harceleur, via une structure de médiation par exemple. J’aurais voulu qu’il y ait un véritable travail relationnel qui s’instaure entre lui et moi, pour tenter de comprendre d’où venait son besoin de me menacer et de m’humilier. Moi, j’ai réglé au fil des années la question, mais uniquement de mon côté, peut-être avec l’apport de mes études en psychologie. Je ne saurai sans doute jamais les causes et les raisons qui ont poussé ce garçon à pourrir ma vie pendant cinq ans.

En tant qu’ancienne victime, que diriez-vous à un enfant qui, en 2023, subit du harcèlement scolaire ?

Au plan individuel, faire intervenir un tiers, d’abord. Peu importe de qui il s’agit, un parent, un enseignant, une infirmière scolaire, mais il faut en parler à une personne disposant d’une autorité qui s’impose au harceleur, que ce soit elle qui prenne les choses en main. Et insister, jusqu’à ce que les choses changent.

Au plan collectif, je trouve qu’il serait judicieux de faire intervenir systématiquement des structures de médiation dans les classes. Il pourrait s’agir d’un auxiliaire spécialisé, qui aurait une vue d’ensemble sur le milieu scolaire, voire, à la rigueur, une autorité religieuse tel un prêtre, un imam ou un rabbin. Toujours dans l’idée de pouvoir mener une discussion autour de la problématique du harcèlement.

Et bien sûr, la modification du code pénal serait une grande avancée pour le jugement et la punition du harcèlement scolaire. Pour l’instant, il y a très peu qui est fait au niveau judiciaire, mais j’ai l’impression que les choses changent peu à peu. Maintenant, on met déjà des mots sur ces phénomènes, on n’ose pas toujours en parler mais il faut continuer de rompre ce tabou, afin d’endiguer ce fléau.

Propos recueillis par Lou Sicovier, décembre 2023